Article de presse- interview
Article paru dans lItinérant |
LItinérant : Il y a une véritable éclosion de débats philosophiques dans les cafés. Pourquoi ce phénomène ?
Bruno Magret : Cela tient au fait que nous sommes en grande partie désabusés. Les religions et les idéologies nont pas réussi la mutation profonde que nous attendions de lHomme. Nous avons développé toute une techno-science, mais laspect moral, notre place harmonieuse au sein de lunivers, semble être une catastrophe. Nous avons tenté de transformer notre système dorganisation sociale extérieurement, mais le mal est plus profond. Il nous faut aussi opérer une mutation de lintérieur. Il faut en quelques sorte réinventer lHomme. Peut-on se changer et retrouver lêtre humain individuel, libre et responsable, capable de renouer des liens communautaires éclatés par légoïsme ? Il se produit une remise à zéro de la pensée afin déviter le chaos intellectuel et moral entraînant la destruction de la civilisation. Cette tentative vise à retrouver une pensée primordiale, pour ma part presque sauvage, préexistante à tous dogmes religieux, idéologiques et scientifiques qui nous ont conditionnés.
LItinérant: Quant les gens se rencontrent dans les cafés, que cherchent-ils ? La convivialité ou la philosophie ?
Bruno Magret : Le besoin de convivialité et la philosophie ne sont pas séparables. La pensée occidentale sest trop abstraite du corps. Leffet en est cet énorme système médiatique, ce qui est entre. La communication artificielle isole les individus, la mondialisation efface le particulier, le besoin vital dune culture de proximité se fait ressentir. Les grandes mégapoles engendrent une terrible solitude, les résultats sont une augmentation des dépressions et des suicides, les liens sont éclatés. Le citoyen est exclu dune prise de parole par une représentativité qui nexprime plus ses souhaits. Donc, les gens se rencontrent et se défendent, cest instinctif. Lextrême égoïsme de notre société nous fait prendre conscience que la présence de lautre, charnelle, et pas seulement virtuelle, comme sur Internet, est indispensable. Lisolement, cest la mort. Seule la relation entre individus, avec lunivers, et plus encore, nous fait vivre. La philosophie est un dialogue vivant qui bouscule notre petit cocon qui nous protège, mais qui à la longue coûte très cher. La soif de lautre est essentielle.
L'It. Ne crois-tu pas que les sans-abri ont besoin de pain davantage que de philosophie ; comme disait Sartre ?
B.M. : Le corps nest pas séparé de lesprit. Enfermer un individu dans les besoins élémentaires et premiers est monstrueux. Lhomme sélève et trouve une solution justement parce quil est capable de réfléchir et prendre du recul par rapport aux nécessités les plus immédiates. Tant que lindividu ne découvre pas son idéal propre et universel, il se fige dans les tristes valeurs de la consommation. Cette course égoïste laisse des gens sur le côté, qui se frustrent et se détruisent. Lidéologie de leffort pour leffort nous a tellement conditionné que ceux qui se sont écartés brutalement, se sentent inutiles, alors que cest faux. Peut-être ont-ils une autre voie à découvrir. Le passage à vide est aussi nécessaire pour prendre un nouveau départ. Aider quelquun, ce nest pas le faire sombrer dans la dépendance et lassistanat, car cela est une logique de prédateurs. Soutenir un être humain, cest aussi lui donner le goût de la réflexion sur sa propre vie, lui faire retrouver ses arguments et sa parole. Ce qui différencie lHomme de lanimal cest la culture. Il faut traiter les hommes en homme.
Est-ce que des sans abris participent aux débats que tu organisent.
B.M. : (
) Réfléchir en commun, cest se soutenir et fonder des valeurs communes. Ensemble, nous sommes plus fort pour réclamer nos droits. Si lhumanité a traversé les siècles, cest grâce à cette solidarité. Un homme isolé est un être qui va mourir. De plus, si la philosophie prétend descendre dans la rue, la où elle a commencé, les « cafés philos » ont intérêt à entendre la voix des plus démunis, des cités de banlieue et celle de cultures différentes.
Personnellement quel a été ton parcours ?
B.M. : Je suis autodidacte, ayant dû apprendre un métier manuel très tôt. Jai pratiqué les arts martiaux pendant 10 ans, ce fut pour moi providentiel, car jai pris contact avec la pensé extrême-orientale, et je suis revenu à mes racines avec un regard neuf. Jai de ce fait une culture du corps et de lesprit, et le besoin dune pratique philosophique sest un jour fait ressentir. Jai lâché mon travail et mon domicile dun seul coup, pour voir si je pouvais sauter dans le vide, faire confiance en mes capacités et faire lexpérience de la providence. Pour moi la philosophie est une attitude et non pas une litanie sacerdotale des philosophes. Etre conscient de léventualité de sa propre fin renforce un homme. De plus accepter dêtre en difficulté, cest se rendre compte que les portes ne souvrent pas sans les autres et sans la magie de la relation. (
)
Aujourdhui, à quoi peuvent servir les débats philosophiques ?
B.M. : Chaque époque a son idéologie inhumaine, et produit de lexclusion. Le nationalisme a exclu les sans patrie, les nomades. Aujourdhui, le despotisme du tout économique, du libéralisme, me fait peur. Le MRAP parle déjà de racisme social. Il faut participer à des espaces de discutions, rencontrer des gens, ne pas rester isolé. Qui sait si des solutions individuelles et collectives ne vont pas surgir. Et venez retrouver la parole, cest la magie de notre vie.